- Jun 20, 2025
C'est comme un arc en ciel
- Fanny GAYRAL
- Personnages, Gestalt-thérapie
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Le self.
Voilà un mot que vous avez probablement déjà entendu.
Et je ne parle pas de la cantine du collège 😉, je parle de psychologie.
Dans la vision la plus classique et la plus courante, en sciences humaines, le self, c'est le « soi ».
Avec les notions, venues notamment de Winnicott, du « vrai self » (une personnalité authentique), et du « faux self » (un masque porté par la personne).
En partant de cette vision classique du self, quand on crée un personnage, on a tendance à penser ses comportements comme émergeant seulement de lui-même.
De son caractère.
De sa volonté.
De ce qu’il a « en lui ».
Il est nerveux.
Elle est froide.
Il est lâche.
Elle est sociable.
On pose une étiquette, comme si tout se jouait uniquement à l’intérieur de la personne.
En Gestalt-thérapie, le mot self n'a pas du tout la même signification.
Parce que c'est un courant de psychothérapie dans lequel on ne travaille pas avec le concept de psyché.
C'est-à-dire une psychologie enfermée à l'intérieur de chaque individu.
Une personne, sa personnalité, son caractère, ses défauts, ses émotions...
Mais où l'on considère que la réalité première est le contact entre l'individu et l'environnement.
Et que la vie psychologique de chacun se déroule à l'interface de contact avec le monde.
Le self, en Gestalt-thérapie, c'est la fonction de contact avec le monde.
Ce self — ce qui fait qu’on est en lien, en réaction, en présence — n’existe donc que dans le contact.
Autrement dit : ce qu'on appelle un trait de personnalité n'est pas juste une caractéristique figée.
C'est aussi une forme qui émerge dans une situation donnée.
Prenons un petit exemple avec un personnage de roman, ici.
Nommons-le Thomas.
Au chapitre 1, nous apprenons que Thomas ne prend jamais la parole en réunion.
Il est donc introverti.
Il manque de confiance en lui.
Mais au chapitre 3, en tête-à-tête avec sa sœur, le voici qui parle sans filtre.
Qui plaisante.
Qui se livre à cœur ouvert.
Que penser ? Thomas est-il timide ?
Ou la dynamique du groupe, la manière dont on l’écoute, les rapports de pouvoir, les enjeux implicites façonnent-ils son comportement ?
On peut aller un peu plus loin.
Le psychologue américain Dan Bloom (un ponte de la Gestalt-thérapie) utilise une image que je trouve très parlante pour parler de ce qui se produit en thérapie de groupe.
Celle d'un arc-en-ciel.
Nous savons tous « qu’un arc-en-ciel est en constant mouvement – constitué des jeux combinés des gouttes d’eau et de la lumière », nous dit-il.
Pourtant nous le voyons comme une forme fixe, « un arc de couleur enjambant le ciel au sortir d’un orage, ou suspendu au cœur d’un torrent de pluie traversé de soleil ».
(Dan est aussi un peu poète, non ? 😅)
Il explique ensuite « qu'on ne peut extraire une goutte d’eau colorée de l’arc-en-ciel ».
Parce qu'un arc-en-ciel naît de la rencontre entre la lumière et la pluie.
Il n’existe pas en soi, il émerge d’un contact.
Dans certaines conditions bien précises.
Et c'est la même chose dans un groupe de thérapie.
L’expérience d’un groupe se construit à partir de ce qui émerge chez les personnes qui le composent, à la manière dont l’arc-en-ciel naît des gouttes d’eau.
Ce qui se passe entre les personnes n'est pas une simple addition de leurs caractéristiques, mais une forme nouvelle née de leur interaction.
En tant que romancier(e), quand on adopte ce regard, on cesse de penser chaque personnage comme un individu isolé, avec des qualités stables, des traits « en soi », comme s’il était totalement prédéterminé.
Et l'on commence à voir le roman comme un champ d’interactions.
Les personnages prennent forme dans la relation, dans le contexte, dans le contact.
C'est d'ailleurs pour cette raison que je dis souvent que même les écrivains architectes ont forcément en eux une part de jardinier.
Avec cet angle de vue, nous pouvons être attentif, attentive à ce qui circule entre nos personnages.
A l'ambiance, l'atmosphère.
J'en parlais récemment avec mon amie Florentine Rey, qui me disait qu'il y avait très souvent des coïncidences, des résonances surprenantes et inattendues entre les personnes présentes, au cours des ateliers de poésie qu'elle anime.
En thérapie de groupe, il se produit fréquemment la même chose.
Une personne va évoquer un thème ou un ressenti sur un plan individuel, et l'on constatera que cela parle plus globalement du processus de ce groupe.
Par exemple : une personne va dire : « j'ai du mal à me livrer aujourd'hui », mettant en lumière une crainte de se dévoiler globale, généralisée au sein du groupe.
Cet abord change beaucoup de choses pour un écrivain :
On ne se contente plus de définir un personnage à l’avance : on explore comment il réagit, se transforme, se révèle au contact des autres.
On mise sur les contrastes, les phénomènes de miroir, les tensions, les résonances : ce n’est plus un personnage seul qui crée de l’intérêt, c’est l’effet combiné d’un groupe, d’un duo, d’un antagonisme.
Le genre de mécanismes que j'explore en profondeur dans ma masterclass "Personnages Haute Définition", avec la notion de réseau de personnages.
On crée des scènes comme des configurations vivantes, où les personnages ne font pas que « coexister » mais se co-construisent.
Chaque interaction devient une possibilité de transformation, un prisme via lequel une nouveauté peut apparaître.
On cherche l’émergence : ces moments où quelque chose de plus grand que la somme des parties apparaît — une vibration, une dynamique, une couleur narrative unique.
En somme, l’auteur(e) devient un chorégraphe d’interférences, plus qu’un assembleur de fiches-personnages.
Et c’est souvent là que naît la magie romanesque : dans ce qui dépasse ce qu’on avait prévu.
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Et si vous souhaitez aller plus loin, vous pouvez regarder ma vidéo gratuite sur les bonnes idées de roman :