- Mar 13, 2025
Le passé est passé
- Fanny GAYRAL
- Psychologie, Intrigue, Gestalt-thérapie
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Ça 👆, c'est un extrait des Furtifs, d'Alain Damasio.
Un roman puissant, qui a eu beaucoup de succès.
Un bijou de subtilité, d'originalité, d'inventivité et de maîtrise.
Pour autant, je trouve cette portion du démarrage très maladroite.
Sur plusieurs paragraphes, le professeur du personnage prénommé Lorca lui expose des règles en racontant le passé - ce que les scénaristes appellent la backstory - alors que tous deux le connaissent déjà.
Alors qu'ils sont très proches.
On ne fait jamais ça dans la vie.
On ne dit pas à son conjoint : "alors aujourd'hui nous fêtons notre dixième anniversaire de mariage, et je te rappelle que nous nous sommes rencontrés le 27 février 2011 à Saint-Malo, que notre goût commun pour l'aquariophilie d'eau douce nous a soudés et que nous allons maintenant ouvrir le champagne rosé que nous avons acheté hier."
Le rendu est inauthentique, artificiel.
Il saute aux yeux, quand on lit le début des Furtifs, que l'auteur a seulement voulu communiquer au lectorat des informations sur le passé des personnages.
Et qu'il le fait sans utiliser un vrai bon prétexte.
Ce que j'appelle un leurre narratif.
Quand on désire parler du passé, de la backstory, surtout en début de roman, on est souvent tenté de dire les choses.
Le fameux Tell, du show don't tell.
On a envie d'expliquer tous les fondements de l'histoire au lectorat.
De montrer l'univers du récit, de dérouler la fiche des personnages.
On souhaite que les lectrices et les lecteurs comprennent.
Nous devons nous réfréner.
Les explications sortent le lectorat de l’histoire.
Elles cassent le rythme du roman.
Elles affaiblissent le mystère et le suspense.
Or, ces deux éléments ont du bon.
Ils sont les moteurs de la tension narrative.
Comment en sont-ils arrivés là ?
Que s'est-il passé avant ?
Ces questions sont autant de bonnes raisons de tourner les pages.
Le questionnement n’est pas un problème, au contraire, il stimule le besoin de diagnostic.
Il implique activement le lectorat.
Nous devons donc sélectionner l'essentiel.
Et repousser la divulgation du reste.
Lorsque le tri est fait et que nous avons en tête les éléments du passé à amener, il nous faut être intelligent(e)s.
Subtil(e).
Il existe de nombreuses manières de parler du passé avec fluidité.
En intégrant les informations au récit, l'air de rien.
On peut se servir d'un flashback, des dialogues.
De l'intervention d'un personnage "naïf", qui n'est pas au courant.
Par exemple, dans mon exemple ci-dessus, on pourrait imaginer un leurre narratif très simple incarné par l'enfant du couple, qui demanderait à ses parents de lui raconter leur première rencontre.
On peut aussi utiliser les souvenirs, sous forme de pensées, ou exprimés spontanément à l'oral.
Et j'ai envie de partager avec vous aujourd'hui les concepts sur lesquels je m'appuie en la matière.
Pour créer de bons leurres narratifs, j'aime bien me remémorer deux notions théoriques en Gestalt-thérapie (le courant de psychothérapie auquel je suis formée).
La première idée en thérapie, c'est celle d'un aller-retour entre le présent, ce qui est en train de se produire dans la séance, et le passé.
Le Gestalt-thérapeute Jean-Marie Robine dit :
"L'analyse des séquences de l'ici et maintenant offre un éclairage possible sur les séquences de l'ailleurs et/ou auparavant".
C'est-à-dire que la manière dont le patient "apparaît" pendant la séance, sa façon de dire les choses, de rentrer en contact avec le/la thérapeute peuvent nous donner des hypothèses sur son passé ou sur ce qu'il vit en-dehors.
Jean-Marie Robine dit aussi qu'on peut retourner cette idée :
"Les processus du passé ou de l'ailleurs permettent de donner sens à certains des processus co-créés en séance avec le thérapeute".
En d’autres termes : ce que le/la patient me raconte de son passé peut être éclairant sur ce qui se produit entre lui et moi, dans l'instant présent.
La deuxième idée, dans le même registre, c'est une phrase de Saint Augustin (sans arrière-pensée religieuse, juste sur un plan philosophique).
Il disait :
"Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur.
Le présent du passé, c'est la mémoire ;
le présent du présent, c'est l'intuition directe ;
le présent de l'avenir, c'est l'attente."
Ce que ces deux idées soulèvent, c'est le fait que le passé n'a pas d'existence propre.
La seule chose que nous vivons, c'est le présent.
Le passé existe dans le présent, par la mémoire, les souvenirs, et par l'impact qu'il a dans l'ici et maintenant.
Et je trouve hyper intéressant de garder cela en tête pour parler du passé des personnages, de la backstory.
En reliant le passé au présent.
En montrant son irruption, son influence sur les actes actuels du personnage.
En explicitant les traces que ce passé a laissées.
Cela évite l'effet "îlot solitaire" du passé qui vient flotter dans le texte, sans lien avec le reste.
Et cela donne de bons prétextes pour distiller des informations, donner des explications au lectorat, sans qu'elles tombent comme des cheveux sur la soupe.
Voici un exemple pour ce ce soit plus clair :
Il est tiré de mon roman "Psy, jeûne et randonnée" :
Dans cet extrait, un homme espagnol insère un « la bella » dans une phrase, alors qu’il s’adresse à mon personnage principal, Angela, dont le père est colombien.
Vous voyez que je montre de quelle manière un souvenir est réactivé par une situation du présent
L'instant présent vient soudain sélectionner un pattern psychologique spécifique chez mon personnage.
Cela rejoint une autre façon de regarder les souvenirs que nous raconte le/la patient(e), en Gestalt-thérapie.
En tant que thérapeute, on se demande toujours :
Pourquoi cette personne me raconte-t-elle ce souvenir-là maintenant ?
Que cherche-t-elle à m'adresser, à me dire avec ça ?
En quoi est-ce que le récit de souvenirs, et la manière dont se souvenir est raconté (le fond et la forme) parlent de son "ici et maintenant" ?
Parce que, des souvenirs, cette personne en a des millions.
Mais elle choisit de raconter celui-ci, en particulier.
C'est un phénomène qui a du sens.
Et je trouve que s'en rappeler permet de sélectionner avec soins les souvenirs que nous amenons dans notre roman.
De créer plusieurs épaisseurs, plusieurs superpositions entre les trois temps de St Augustin.
C'est une façon subtile de faire passer des informations
Et cela donne plus de profondeur au manuscrit
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