- Nov 9, 2025
Cette scène géniale dans le TGV
- Fanny GAYRAL
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Avant-hier, je me suis rendue à Paris.
Et dans le TGV, j'ai assisté à une scène très intéressante.
Je venais de monter à bord, j'étais confortablement installée à ma place.
Mon voisin d'en face était en train de jouer à un jeu vidéo sur son smartphone. Barbu, la quarantaine athlétique, vêtu d'un survêtement aux couleurs d'une grande marque de fitness.
Rien qu'à l'observer, j'aurais pu avoir l'envie d'en faire un personnage de roman.
À ce moment-là, une dame est arrivée dans le couloir. Une septuagénaire à l'allure distinguée, port altier, rang de perles et carré Hermès.
Elle semblait un peu perdue, cherchait sa place en vain.
Elle a commencé par alpaguer le voisin de gauche, lui expliquant que la SNCF avait commis des erreurs de numérotation.
Puis elle s'est retournée, et s'est rendu compte que l'homme qui me faisait face était assis sur le siège qu'elle avait réservé.
Elle a commencé par claironner, comme pour elle seule mais à 100 décibels tout de même : « Oh, mais c'est ma place ! », avant de s'adresser au coupable avec cette phrase gonflée d'un sous-texte d'une qualité remarquable :
« Mais vous le saviez, monsieur, que vous n'étiez pas assis à votre place ? »
Le monsieur en question s'est figé, il a semblé totalement déstabilisé. Puis il a jeté à la dame un regard carnassier assorti d'une moue dédaigneuse et lui a répondu :
« C'est bon, tout va bien, j'y vais. »
La dame a alors répété une deuxième fois sa question en ajoutant :
« Et tranquillement, en plus ! On prend la place des autres en toute impunité ! C'est vraiment formidable. »
Il m'a semblé que l'ensemble du wagon s'enfonçait dans son fauteuil pour ne pas être convié à prendre part à cette charmante interaction.
L'homme s'est levé, a attrapé son sac en silence, il a haussé les sourcils avec l'air de penser « Bienvenue chez les fous », puis a répété à nouveau, que c'était bon, que sa place à lui était juste derrière.
J'ai pensé a posteriori qu'il s'était sûrement mis là durant la première partie du trajet pour profiter d'un peu de solitude, étant donné que les deux fauteuils étaient vides au départ.
Ce fut un moment très tendu.
Mais comme j'étais en mode "œil analytique d'auteure", je me suis plutôt bien amusée.
Et je me suis dit que cela ferait une bonne matière première pour cet épisode du Lab.
Ce qui m'est immédiatement apparu, c'est que ces deux personnes traversaient toutes les deux des émotions très inconfortables.
Elle : de la colère, de la révolte, l'inquiétude de ne pas trouver sa place, de la peur peut-être (l'homme assis sur sa place avait un physique plutôt imposant).
Lui : de l'agacement voire de la colère, un sentiment de mépris, la honte d'être ainsi pris à parti devant tout le wagon.
Mais évidemment, aucune des deux n'avait envie de s'exposer avec ces sentiments-là de manière brute.
Les autres passagers et moi avons alors été les témoins d’un énorme décalage entre ce qu’ils vivaient réellement – et qui filtrait de manière évidente – et ce qui se disait (« tout va bien », « c’est formidable »).
C'est ce qui se produit dans les situations à fort enjeu émotionnel, semblables à celles qu'un roman met majoritairement en scène.
Quand la sécurité émotionnelle n’est pas au rendez-vous dans une situation, nous avons tendance à louvoyer.
C'est humain, c'est la vie.
Et le procédé narratif qui permet de recréer cette réalité dans un roman, c'est le sous-texte.
Dans ma newsletter de vendredi, je vous ai dit que le sous-texte permettait de rendre un récit plausible et profond.
Car, comme le dit le scénariste Marc-Olivier Louveau : « C’est le sous-texte qui donne son réalisme et sa crédibilité aux dialogues, comme dans la vraie vie. »
Mais ce n'est pas là sa seule qualité.
Le sous-texte engage également le lectorat.
Au cours de la scène que je viens de vous décrire, on entendait les mouches voler entre les répliques des deux protagonistes.
Le wagon entier était suspendu à leurs lèvres, dans l'attente de ce qui allait se produire.
Et réfléchissez-y :
* Si ces deux personnes s'étaient parlé très poliment, si elles n'avaient pas traversé d'émotions inconfortables (c'est-à-dire qu'il n'y aurait eu aucun substrat pour le sous-texte)
OU
* Si elles avaient été très franches l'une envers l'autre, verbalisant l'inquiétude et l'agacement pour la dame, l'embarras pour le monsieur,
Alors la séquence aurait été beaucoup moins prenante.
Une belle démonstration, in vivo, de la puissance du sous-texte.